This is the transcript of an interview between Emmanuel Macron, French president, and Roula Khalaf, editor of the Financial Times, and Victor Mallet, the FT’s Paris bureau chief. The interview took place on Tuesday April 14 2020 and was conducted in French.
Financial Times : Il y a des discussions, surtout cette semaine, sur l’effet économique du virus dans les pays pauvres et en voie de développement. Quels sont les plans que vous envisagez? Quelles sont les priorites?
Emmanuel Macron : Alors, par rapport à cette question, si on regarde aujourd’hui, ce virus il nous touche tous et il a commencé par l’Asie puis il a eu son épicentre en Europe. Il a aujourd’hui son épicentre épidémique aux Etats-Unis et il est en train de se répandre dans le monde entier. Tous les continents sont touchés. On le voit très clairement. La difficulté pour l’Afrique, c’est d’abord la vulnérabilité. Des systèmes sanitaires beaucoup plus faibles, des maladies déjà qu’on n’arrive pas à éradiquer, c’était le combat qu’on avait mené avec le fond mondial l’année dernière. Le VIH, la tuberculose, la malaria qui sont encore très présents avec des systèmes faibles. C’est une Afrique qui a été bousculée par des changements climatiques ces derniers mois et dernières années, encore plus que les autres. Quand on a fait la recension, la Zambie a eu cette année sa sécheresse la plus importante depuis 81, les cyclones ont touchés le Mozambique, on a eu des attaques de criquets qui ont mis dans la famine 20 millions de personnes donc on a une Afrique qui est avec l’Océanie sans doute, la première victime du changement climatique. On a un contexte économique qui s’est dégradé en dix ans. Je reprenais les chiffres. Si on prend le ratio sur PIB, il est passé de 30% en 2012 à 95% en 2019. Avec aujourd’hui un service de la dette qui représente plus du tiers des exports.
Et on a en plus des phénomènes réels qui sont en train d’affaiblir l’Afrique. La chute du pétrole qui pour beaucoup de pays est une chute de leur revenus souverains. De l’Algérie à l’Angola en passant par beaucoup d’autres (Mozambique). La chute des matières premières qui affecte énormément de pays Africain, du cacao au coton en passant par d’autres. La chute du tourisme, c’est plus de 40% du PIB du Cap-Vert. Donc vous avez une Afrique qui est extraordinairement affaiblie sur le plan économique, sur le plan de ses structures avec une démographie qui demeure ardente. Et je regardai la commission économique pour l’Afrique, elle était à 3,2% de croissance sur le continent Africain avec une démographie qui augmente d’un peu plus de 2%. Elle est en train de rentrer en récession au moment où on se parle, avant le plein impact.
Ça veut dire qu’on a une énorme crise africaine. Et sur ce, cette situation, arrive le virus. Avec des systèmes sanitaires très faible, un sous-équipement et quand on voit la difficulté d’économies très développées à gérer le virus on ne peut être qu’inquiet pour l’Afrique, et donc en effet je l’ai dit encore hier aux Françaises et aux Français, on ne peut pas battre ce virus qui circule avec les femmes et les hommes du monde, dans un monde ouvert, si on n’aide pas l’Afrique, qui ne peut le faire seule, à gagner le virus. Sur le plan sanitaire, sur le plan économique-social et donc humain. Et donc ce que j’ai voulu c’est d’abord essayer de convaincre les leaders du G20 et donc porter au G20 une initiative pour l’Afrique quand on s’est réuni il y a quelques semaines. J’ai ensuite, parce que je pense que la seule chose qui peut marcher c’est une initiative qui soit portée par les Africains et donc qu’il y a maintenant dix jours, j’étais invité par les leaders Africains à participer à un bureau de l’Union Africaine, par le Président Ramaphosa et avec plusieurs autres leaders, et ce que je leur ai proposé c’est un plan en quatre points.
D’abord un pilier sanitaire, qui est de dire « comment on vous aide à très court terme à acquérir le matériel, à rehausser les capacités et à répondre à l’urgence de la crise ? ». On a l’argent du fond mondial, on a eu le « replenishment » l’année dernière à Lyon, 14 milliards. Le Président Kaberuka qui a fait un travail formidable avec Petersons, est d’accord pour utiliser une partie de cet argent pour y aller. C’est de dire, tout de suite, on essaie d’aider à la réponse sanitaire, de coopérer, d’apporter de l’argent pour aller vite, en lien avec l’OMS et d‘autres fonds. Réponse d’hyper-urgence.
Ensuite sur le plan sanitaire, on doit aller évidemment plus loin et ça c’est ce que j’espère on va réussir à pousser en G7 et G20 beaucoup plus, c’est de dire, on doit évidemment — pour tous les pays du monde, on pourra y revenir — accélérer la recherche et la production d’un vaccin. Mais on doit en même temps qu’on le fait, garantir les conditions d’accès des pays les plus pauvres à un traitement et à un vaccin. Donc faire travailler ensemble le CEPI (Coalition for Epidemic Preparedness Innovation) qui est en charge justement de cette percée, avec le GAVI, UNITEL, l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé), pour que tout ce que les pays développés peuvent faire pour eux-mêmes et leur population soit tout de suite accessible au continent africain, que ce soient des traitements, au moindre coût, que ce soit un vaccin, dès qu’il sera découvert pour le produire en masse. Ce qui est un changement complet de logique que nous avions jusqu’alors, pour un accès complet à la vaccination d’un continent. Parce que généralement on le faisait en séquentiel, il faut le faire ensemble si on veut gagner contre cette pandémie. Parce que si on le fait en séquentiel et qu’on met six, douze, dix-huit mois pour aider l’Afrique sur avoir un traitement ou un vaccin, et bien peut-être qu’on pourra traiter ou vacciner notre population, mais avec la diaspora, avec la circulation, on se re-contaminera. Et donc on doit complètement changer d’échelle, écraser les volumes et les temps. Et ça c’est une initiative massive, donc on doit mettre beaucoup l’OMS, qui dit que c’est autour de 30 milliards ce qu’il nous faut, pour réussir en mettant justement toute ces plateformes ensembles, et avoir au fond une plateforme sanitaire COVID-19 pour l’Afrique et les pays pauvres, pour aller beaucoup plus vite. Il y a un deuxième pilier pour l’Afrique qui est le pilier économique. J’évoquais en vous rappelant les chiffres, la vulnérabilité du continent. Si on veut, compte-tenu de ce que l’Afrique est en train de subir, l’aider, on doit regarder ce qu’on fait pour nous même.
La Fed a réagi le 3 mars, la Bank of England, le 11, puis le 19, la BCE, le 18 mars avec des plans qui sont pour synthétiser, du quasi hélicoptère-monnaie où on a des banques centrales qui sont allées racheter sur le marché secondaire de la dette souveraine, qui ont pris du commercial-paper et qui sont allés sur une réponse monétaire massive sans précédent. On a à côté de ça des gouvernements chinois, américains, européens, qui ont investis des trillions pour leurs économies. Compte-tenu des chiffres que je vous donnais, l’Afrique ne peut pas le faire. Quelle est l’équivalent pour l’Afrique et pour d’ailleurs tous les pays émergents, qui n’ont pas, qui ne sont pas dans l’emprise de ces banques centrales qui ne peuvent pas avoir un tel impact et qui, donc, sont encore plus vulnérables et sont en train de faire face à des chocs macro-économiques et à des sorties de capitaux ? La seule réponse elle est au niveau du FMI, ce sont les droits de tirage spéciaux. Le rôle, en fait, pour le continent africain entre-autre, que nos banques centrales ont jouées pour nous, c’est les droits de tirage spéciaux. Et donc moi je soutiens dans cette initiative, évidemment une augmentation de ces droits de tirages spéciaux massive, d’au moins 500 milliards, avec d’ailleurs une réelle Allocation pour l’Afrique, des quote-parts des autres, à court terme.
FT: Vous parlez des SDR?
EM : C’est le seul moyen, parce qu’ils n’ont pas de banque centrale qui peuvent le faire donc on doit absolument aller dans ce sens, et en parallèle je vais vous rappeler les chiffres pour le service de la dette. Un tiers en 2019, l’équivalent d’un tiers des exports commerciaux de l’Afrique c’est le service de la dette. Donc il faut à très court terme au moins obtenir un moratoire de la dette. C’est l’objectif que moi j’ai fixé à notre ministre des finances pour le G20 finance qui se tiendra demain, et je pense que ça on peut l’obtenir, et on a réussi à convaincre les Chinois et les Golfiques et plusieurs autres, d’aller dans ce sens, c’est-à-dire d’avoir un moratoire, ce qui permet de stopper le service de la dette et d’avoir un réseau. Ça c’est inédit, on ne l’a jamais obtenu jusqu’alors. Moi je pense qu’il faut aller plus loin, il faut enclencher sur cette dynamique et aller dans une logique. D’abord maintenir le moratoire, mais en lien avec les pays Africains, savoir restructurer les bonnes dettes. Le Club de Paris a toujours été au rendez-vous de ses responsabilités sur ces sujets, simplement, la dette restructurée par les uns, a permis de re-contracter chez les autres.
Et donc il faut qu’aujourd’hui, tous les créanciers du continent Africain, c’est-à-dire ceux qui sont dans le Club de Paris, mais aussi la Chine, la Russie, les Etats du Golfe, parfois certains créanciers autres, se mettent autour de la table et acceptent, au-delà de ce moratoire, de redonner de l’oxygène financier à l’Afrique. Le troisième grand levier de cette initiative pour l’Afrique, il est humanitaire. En raison de la combinaison, choc sanitaire, choc climatique, choc économique, vous avez dans des tas de régions des populations qui n’ont pas accès à l’alimentation. Et donc avec justement le programme pour l’alimentation, le rôle de l’ONU, on doit absolument avoir une approche humanitaire, pour aider dans les régions les plus vulnérables, avec les ONG, avec l’ONU à l’accès humanitaire. Et puis dernier levier, il est académique, de recherche. C’est pour ça que la plateforme Union Africaine avec toutes les instances régionales est très importante. C’est de dire comment on aide aussi le monde de la recherche, le monde académique, le monde des soignants en Afrique avec des centres d’excellence qui, aujourd’hui sont à travers le continent, à bénéficier de ce qu’on a appris de cette crise, en Asie, en Europe et aux Etats-Unis, à bénéficier des recherches cliniques et autres, et d’avoir une vrai plateforme africaine de réponse, et justement de monter avec ça leur capacité en terme d’avoir une vrai plateforme africaine de réponses et de justement monter avec ça, leur capacités en matière de recherche sanitaire. Voilà les quatre piliers pour moi de cette initiative pour l’Afrique qui est indispensable. Qui est indispensable pour l’Afrique, mais aussi pour nous tous, parce que nous avons un destin lié dans cette aventure.
FT: Bien que vous ayez fait campagne pendant très longtemps pour le multilatéralisme, ce qu’on remarque pendant cette crise, c’est qu’il y a eu très peu de coordination internationale. Ca à l’air d’avancer maintenant mais certainement pas au début. Est-ce que vous ne pensez pas que le multilatéralisme et la mondialisation ont été très affaiblis par cette crise ?
EM : C’est trop tôt pour le dire et je pense qu’il faut aborder cette crise avec beaucoup d’humilité. Et le moment où on se parle en plus, généralement la chouette de Minerve arrive à la fin de la journée. Et donc c’est quand l’évènement est passé qu’on peut avec beaucoup de sagesse essayer d’en tirer les conclusions. On est sans doute… Je ne sais pas dire si on est au début, au milieu de cette crise, vers la fin. Personne ne sait le dire. Il y a
beaucoup d’incertitude et donc c’est ça aussi qui doit aussi nous rendre très humbles. Mais il y a eu dans un premier temps en effet, au fond une réponse nationale parce que le sanitaire relève du national. Et parce que quand les gens ont peur ils se retournent vers la figure de l’Etat et ils ont une réaction étatique. Et moi je déplore au début le manque de coordination qu’on pouvait avoir sur la fermeture des frontières ou autre, c’est vrai. S’il faut en tirer une conclusion c’est sans doute qu’il faut renforcer notre gouvernance sanitaire multilatérale.
Moi il me semble qu’à l’issue de cette crise, une des leçons qu’on doit réussir à en tirer collectivement, c’est de se dire « Qu’est-ce qu’on fait de bien, ou de pas bien les uns les autres et qu’est-ce qui peut améliorer nos gouvernances sanitaires ? ». Est-ce que les marchés par exemple, qui mêlent autant l’animal vivant et l’homme sont bons pour la santé mondiale ? Il semblerait qu’on ait quand même beaucoup de pathologies qui naissent de cela. Donc on doit réussir à mieux les réglementer pour la santé mondiale. En même temps je note, parce qu’il faut tous se regarder les uns-les-autres, qu’il y a certains pays qui ont en effet l’usage de la distanciation, peut-être du masque dès qu’il y a un problème, de réactions beaucoup plus rapides. Tout ça pour dire que par exemple pour prendre l’Asie, il y a des réflexes que l’Europe n’a pas, une capacité de répondre tout de suite, et en même temps peut-être encore des pratiques qui ne sont pas très bonnes pour la santé mondiale. Je ne sais pas en tirer les leçons, mais on voit bien qu’on a des choses, peut-être des best practices qu’on peut tirer les uns des autres qui vont nous apprendre collectivement. On a tous à apprendre les uns des autres. Et donc je pense qu’il faudra faire en quelque sorte le retour d’expérience de cette crise pour améliorer la gouvernance sanitaire mondiale. Mais ce qui est vrai c’est que dans le choc initial, nous avons manqué de coopération, même si il a eu des soutiens. Quand la Chine a eu le premier impact, j’ai eu plusieurs fois le Président XI Jinping, nous avons envoyé des matériels, des masques etc… pour aider la Chine, et lorsque nous même nous avons été frappés, la Chine nous a aidé. Et donc il y a eu une réciprocité de l’aide, et on l’a eu avec beaucoup d’autres. Mais c’est un test du multilatéralisme.
Moi je ne suis pas aussi sceptique, je pense que c’est une chance pour le multilatéralisme. Parce que le multilatéralisme a peut-être besoin d’une transformation de la mondialisation, elle est peut-être en train de s’opérer. Moi je pense que c’est ça. Je ne veux pas tirer des conclusions définitives, mais quand je regarde ce qu’on vit depuis quelques années, tous ensembles, on vit une très grande crise d’abord du terrorisme. Il y a eu des menaces à travers le monde, qui ont touchés tous les continents. Il y a ensuite eu une transformation du phénomène migratoire qui a beaucoup déstabilisé les équilibres. Il y a ensuite eu un phénomène profondément nouveau qui a été, en tous cas dans son expression aussi forte, le phénomène climatique. On a le phénomène technologique, et là on a le phénomène sanitaire. Et on a vécu il y a dix ans une crise économique qu’on pensait sans précédent avant de connaître celle-ci. Et tout ça nous montre qu’à chaque fois nous sommes au fond très interdépendants. Simplement la crise qu’on est en train de vivre, et c’est ce qui la rapproche de la crise écologique, c’est qu’elle remet l’humain au premier plan. C’est que personne ne s’est posé la question de savoir s’il fallait, pour sauver des vies, mettre des économies à l’arrêt. Et personne ne nous en pensait possible. Et ça je crois que c’est un choc, je dirai anthropologique très profond, et on a mis la moitié de la planète à l’arrêt pour sauver des vies, il n’y a pas de précédents dans notre histoire.
Donc ça aura des conséquences, moi que je ne saurai pas décrire, anthropologiques, très claires. Mais ça va changer la nature de la mondialisation — la mondialisation dans laquelle on vit depuis quarante ans, une mondialisation des échanges, des personnes, des savoirs etc… On avait l’impression qu’il n’y avait plus de frontières. Et au fond c’était la circulation de plus en plus rapide et l’accumulation. Avec de vraies réussites, elle a évacué les totalitaristes (la chute du mur de Berlin il y a trente ans) et avec du plus et du moins, elle a sorti des centaines de
millions de gens de la pauvreté, mais elle a accru, en particulier ces dernières années, les inégalités dans les pays développés. Et cette mondialisation, on sentait bien qu’elle arrivait au bout de son cycle. Parce qu’elle était en train de fragiliser la démocratie, je l’ai plusieurs fois dit, par les niveaux d’inégalité de nos pays. Parce que, et ça c’était le fruit de cette mondialisation, où au fond le consommateur et financier, étaient les éléments forts. Je crois que ce choc qu’on est en train de vivre après beaucoup d’autres, va nous obliger à repenser la mondialisation, et va nous obliger à repenser les termes de la souveraineté.
On a vu qu’on avait besoin de maitriser des choses qui parfois, pensait-on, n’avaient pas de valeurs. On pensait qu’un masque ou une sur-blouse ça n’avait pas de valeur dans la mondialisation sur le plan marchant. Ça a une valeur pour protéger les soignants, on l’a découvert pendant cette crise. Ça vaut quarante centimes, même pas, d’euros, mais ça a énormément de valeur quand on en manque et qu’on ne sait plus en produire. Et tout ça va nous replonger, dans une culture, que j’avais plusieurs fois défendu sur d’autres sujets, je n’avais pas vu celui-là arriver, je le dit en toute modestie, mais qu’est-ce qui relève de la souveraineté ? C’est-à-dire dans cette mondialisation, qu’est-ce qu’un état qui est responsable devant son peuple doit pouvoir décider ? Du sanitaire, du technologique, de l’industriel, du militaire, je ne sais pas tout dire aujourd’hui, mais il y a ça. Et donc cette mondialisation qu’on a sous nos yeux, elle nous amène à repenser les termes de la souveraineté. Elle remet ensuite l’humain au cœur. On voit bien que l’économie n’a plus de prima. Et donc quand il s’agit de notre humanité, les femmes et les hommes mais aussi les écosystèmes dans lesquels ils vivent, et donc le CO2, le degré de réchauffement, la biodiversité, il y a quelque chose de supérieur à l’ordre économique. Et en même temps on est en train de comprendre que nous sommes interdépendants. C’est aussi ça ce que montre cette crise.
Et je crois que ça nous oblige à revoir la grammaire du multilatéralisme. Le multilatéralisme, il était menacé parce qu’il était à la main d’hégémonies. Ou en tous cas de puissances qui ne voulaient plus jouer son jeu parce qu’elles n’en voyaient plus l’intérêt. Quand l’ordre de la mondialisation redevient celui d’une interdépendance où on est en train de comprendre qu’il y a des choses qui relèvent de le souveraineté et donc des états, et pas d’autres puissances, et qu’il y a en même temps des choses qui sont irréductibles aux états mais qui relèvent du bien commun (l’éducation, la santé, le climat, la biodiversité) et bien vous avez la grammaire fondamentale de quelque chose qui oblige les puissances à coopérer. Parce qu’elles se disent « Je ne peux pas livrer ce qui est essentiel à ma souveraineté à des puissances économique à de très grands acteurs, quels qu’ils soient, ou à une espèce de monde liquide où tout s’échange et n’a plus de valeur, et je dois pouvoir en rendre compte à mon peuple, et je dois coopérer avec d’autres parce que nous sommes interdépendants et qu’on a des biens communs.» C’est ça ce qu’on est en train de voir.
Donc moi, je pense qu’il y aura des changements anthropologiques que je ne sais pas décrire, et je le dit avec beaucoup d’humilité, mais ils seront profonds j’en suis sûr, mais on est en train de redécouvrir, qu’il y a des éléments de souveraineté, qu’il y a des éléments d’autonomie stratégique, de souveraineté nationale, d’autonomie stratégique régionale, et qu’il y a des éléments d’interdépendance mondiaux qui obligent à recomposer une vrai gouvernance et donc un multilatéralisme. Multilatéralisme sanitaire, multilatéralisme politique, la paix, la trêve. C’est pour ça qu’on a beaucoup poussé pour avoir ce P5, on va peut-être en reparler la semaine prochaine et puis il y a un multilatéralisme aussi, que j’espère qu’on arrivera à repenser, sur les sujets climatiques, commerciaux, donc je ne suis pas aussi
pessimiste que vous. Je crois qu’au contraire on est en train de sortir d’un monde qui était hyper-financiarisé, qui était devenu aussi en quelque sorte, où il y avait l’hégémonie financière et l’hégémonie des puissances non-coopérative militaire, et qu’on peut rentrer dans quelque chose qui va permettre de rebattre les cartes. Quand l’homme a peur de la mort et revient à ces sujets existentiels profonds, il coopère. Le multilatéralisme a toujours vécu ces grandes heures au sortir des grandes guerres mondiales et je pense qu’on est en train de vivre un grand choc mondial, et je pense que c’est le moment où on doit recomposer un multilatéralisme.
FT : J’aimerai revenir sur certains de ces termes . Mais les démocraties en Occident ont apparues les plus vulnérables les moins préparées. L’Europe, les Etats-Unis . Vous ne craigniez pas que ce manque de préparation, de résilience des systèmes médicaux qui a choqué je pense beaucoup de populations, ne va pas donner raison à ceux qui disent que les systèmes autoritaires sont mieux pour gérer les crises existentielles ?
EM: J’ai envie de vous dire oui, vous avez tout à fait raison si vous pensez que pour gérer une crise existentielle il ne faut pas une information libre et transparente. Parce que le vrai distinguo c’est que dans tous les pays que vous avez invoqué, l’information fut libre et transparente, et je dirais immédiate. Et c’est vrai qu’elle ne l’est pas en Chine et elle ne l’est pas en Russie, donc on peut en tirer la conclusion que c’est beaucoup mieux de gérer une crise en Chine et en Russie. Ça veut simplement dire que personne n’a eu l’information libre et transparente. Mais je ne pense pas pour autant que ça veut dire que ça a été mieux géré, je dis juste que… J’ai vu comme vous des gens qui ont dit « c’est une catastrophe », des bloggeurs qui disait que c’était terrible, et qui ensuite ne l’on plus dit. Donc je pense qu’il faut faire attention au narratifs qui sont en train d’être installés et qui sont très politiques. Moi j’ai le plus grand respect pour le président Xi Jinping, moi j’attends de son côté aussi le plus grand respect, mais nous ne devons pas, nous, démocraties, être les vulnérables de cette affaire. Et donc je crois à la coopération entre toutes les puissances, je crois très profondément à la coopération avec la Chine, aux dialogues stratégiques avec la Russie, mais je ne veux pas non plus que l’on soit hypocrites dans ce dialogue et je l’ai toujours été. Vous ne parlez pas de pays dans lesquels l’information est libre, transparente et démocratique. Et ils le savent et nous le savons et nous pouvons en parler librement. Donc vous ne pouvez pas comparer la situation de la France, de l’Allemagne et de l’Italie avec celle de la Chine ou de la Russie, c’est une évidence. Et la transparence qu’il y a, l’immédiateté de cette information n’a juste rien à avoir. Les réseaux ne sont pas libres dans ces pays, vous n’avez pas de réseaux sociaux. Vous ne savez pas ce qui se passe vraiment.
Donc je pense qu’il faut savoir raison garder et ne pas comparer ce qui n’est pas comparable. Donc je pense que d’abord, quand on parle de ces sujets, il faut toujours les replacer au bon endroit, et il y a des ordres différents. Et moi je les respecte, je ne suis pas en train de dire que la Chine doit forcément finir par ressembler aux Etats-Unis ou à la France. Mais je dis compte-tenu de ces différences, des choix qui sont faits, et de ce qu’est la Chine aujourd’hui, et que je respecte, n’ayons pas non plus une espèce de naïveté qui consiste à dire que c’est beaucoup plus fort, on ne sait pas. Et il y a manifestement des choses qui se sont passées et qu’on ne sait pas. Il appartient à la Chine de les dire, c’est une très grande puissance, elle a une très grande recherche. Moi j’ai beaucoup de respect et on coopère là-dessus, moi je ne veux pas comparer la gestion de crise dans ces différentes zones géographiques parce que ça n’a rien à voir. Ensuite, on a dans les démocraties occidentales où les réseaux sociaux sont ouverts, où il y a une liberté d’expression, parce que c’est ça au fond. Dans une crise, qu’est-ce qui est un distinguo ? Vous avez des réseaux-sociaux, des chaînes d’informations continues, de la liberté d’expression. C’est très important, c’est notre ADN. L’Europe Occidentale, les Etats-Unis ont eu à gérer ces crises comme ça. D’abord il y a un premier point, je pense que renoncer à ça pour gérer la crise est un problème existentiel pour nos démocraties. Certains pays sont en train de faire ce choix en Europe. Et ça je pense que c’est gravissime. Et ça on ne peut pas l’accepter. Ce n’est pas parce qu’il y a une crise sanitaire qu’on doit renoncer à ce qui est notre ADN profond. Je l’ai dit encore hier aux Françaises et aux Français, je crois que ça c’est une faute profonde. Certains le font, par cynisme ou par facilité, je pense que c’est une erreur.
Ensuite, je regarde les différences. D’abord il faut avoir une solidarité extrême pour l’Italie et l’Espagne, parce que ce sont les pays qui, les premiers ont eu à subir dans les démocraties occidentales, le choc de cette pandémie. Et ils l’ont géré avec beaucoup de courage et de vaillance et si je puis dire, ils ont essuyé les plâtres de tous les autres. Ce sont eux qui ont appris et moi j’ai une solidarité infinie pour ces deux peuples, qui ont eu à connaître toutes les difficultés, qui ont compris les choses que personnes n’avait compris avant, parce qu’on n’avait pas toutes les informations, c’est aussi pour ça que je vous donne cette différence. On ne savait pas
comment ça se passait exactement. Et ils ont eu à le vivre, à la subir. Et nous nous avons été très touchés parce qu’il y a eu des mouvements de personnes avec des gens contaminés, après c’est le hasard aussi qui fait qu’un pays est touché plus qu’un autre. Mais on a bénéficié de cet apprentissage et de la coopération avec ces deux pays. Et je le dis avec beaucoup d’humilité. Et si la France et les hôpitaux français ont pu vraiment faire face, tenir et traiter toutes les personnes qui s’y présentaient c’est parce qu’on avait appris de nos voisins et amis. Et grâce à ce qu’on est nous en train d’apprendre j’espère que tous nos pays voisins qui sont un peu en retard sur nous sur la pandémie comme l’Allemagne et plusieurs autres, vont permettre d’apprendre et de mieux réagir.
Donc dans ce contexte il faut avoir beaucoup d’humilité. Tout le monde a été surpris. Si nous n’avions pas été surpris nous n’aurions pas mis notre pays à l’arrêt. Et tous les pays à risque sont obligés de faire ce fameux lockdown. Donc personne ne peut prétendre ne pas avoir été surpris, ce n’est pas vrai. On est plus ou moins touchés parce qu’on arrive à contrôler la population au début. Et je dirai qu’on a réussi nous pendant un temps jusqu’à ce qu’on ait un mouvement de la population avec beaucoup de gens infectés dans l’Est de la France qui a ensuite fait flamber l’épidémie. Et donc il faut souhaiter que tous les pays qui n’ont pas eu cette flambée puissent, justement, permettre de contrôler les choses.
Et après vous avez eu deux choix qui ont été fait. Certains ont pensé qu’on pouvait aller vers une immunité de groupe et laisser circuler et ils ont rapidement vu que ce n’était pas une stratégie qui était soutenable. Parce que c’est une épidémie qui se propage très vite, et parce que, même si elle a une mortalité qui paraît faible, elle touche d’abord toutes les classes d’âge
et qu’elle met environ 10, 15% des gens qui sont touchés en réanimation ou aux urgences, ce qui est évidemment très traumatisant pour tout le monde et fait peser énormément… enfin exerce une très forte pression sur les systèmes de santé. Donc dans ce contexte-là, je pense que personne au monde n’était préparé, il faut avoir beaucoup d’humilité. Les démocraties occidentales ont réagi avec beaucoup de transparence, les réseaux-sociaux, donc de la critique démocratique comme on en a aujourd’hui.
Il faut le regarder avec beaucoup de patience, de calme, il ne faut pas le voir comme un élément qui remettrait en cause la capacité de nos démocraties à faire face mais plutôt comme un élément ou justement nous devons apprendre à gérer les crises avec de la mise en cause permanente du débat. Et moi je trouve ça très bien. Et ça a été théorisé il y a plusieurs années par beaucoup de gens. C’est la force des démocraties. On ne va pas se mettre nous citoyens de démocratie libre à être fascinés par la gestion de crise en régime autoritaire. Sinon ça veut vraiment dire que là, au-delà du virus, nous sommes atteints par la fascination de l’autoritarisme. Je crois que ce n’est pas du tout la bonne méthode. Et moi je pense que d’ailleurs on apprend ça. On apprend les uns des autres. On croule sous l’information mais on regarde « qu’est-ce qui marche bien ? », « qu’est-ce qui ne marche pas bien ? ». Un tel contest tout est extrêmement horizontal, il faut en meme temps des moments de verticalités où on décide, mais on apprend et c’est très bien comme ça. Simplement, il ne faut pas que l’on tombe dans une espèce d’affaissement moral où la discussion permanente, la critique contemporaine, fait qu’à un moment donné, nous tomberions si je puis dire dans une espèce de dénigrement de nous-même. Voilà. Je pense qu’il faut savoir séparer ce qui est la juste critique et le débat démocratique du dénigrement de soi. Je crois assez à ces vertus stoïciennes : il faut garder l’estime de soi en acceptant le débat permanent. C’est ça la force d’une démocratie, donc de grâce ne perdons pas ce point.
Alors après, qu’est-ce qui fait qu’on est bien préparé face à une telle pandémie ? D’abord, une politique de prévention. En France on a, ces dernières années, moi j’ai beaucoup insisté là-dessus, on est malgré tout pas au niveau où on devrait être. Aucun d’entre nous ne l’est totalement, mais je pense que c’est un des points dont on doit sortir plus fort. Mieux prévenir. Améliorer encore les politiques d’hygiène partout etc… Pour rompre justement la chaîne virale dans notre pays. Deuxièmement, je pense qu’
. Elles avaient beaucoup touché l’Asie, certains comme le COV-MERS étaient allés jusqu’au Moyen-Orient et s’étaient arrêtés. Et c’est aussi d’ailleurs pour ça que certains pays, je pense à la Corée du Sud, avaient appris beaucoup de ces crises qu’elles avaient vécus ces dernières années, nous moins. Là on voit que ces chocs, on avait tous des plans qui étaient jadis ces plans NRBC, ces plans où on disait « On va être attaqué par le chimique etc… » . Tout le monde disait qu’il y avait très peu de risque. Mais ça va rehausser dans nos indicateurs ces grands plans pandémie et ce n’est pas le plan grippe comme certains l’ont dit, parce que c’est des pandémies, très fortes où il n’y a pas de vaccins. C’est ça la grande différence. Gérer une pandémie quand il n’y a pas de vaccins, c’est gérer très différemment. Parce que ça veut dire qu’il faut gérer aussi le phénomène psychosocial que vous avez, parce que quand il y a un vaccin les gens n’ont pas peur. Là ils ont peur.
Donc ça, deuxième chose, on va devoir rehausser ça dans nos facteurs. Et après c’est la question de l’éthiquement et de notre système sanitaire. Est-ce que nous sous-investissons dans la santé ? Très sincèrement j’avais commencé à réinvestir depuis deux ans. Mais je vais être très honnête, même avec tous mes prédécesseurs, la France n’est pas un pays dont on peut dire qu’ils sous-investissaient dans la santé. Quand je regarde les chiffres, ce n’est pas vrai, on fait partie des pays qui investissent beaucoup dans la santé, je pense qu’on doit faire plus, et on va faire plus, mais nous n’étions pas en sous-investissement massif en matière sanitaire. On était en train de rattraper sur l’hôpital. Je pense qu’on peut faire mieux et on doit faire mieux dans l’hôpital, et je l’ai dit, on va le faire massivement et on doit en même temps mieux l’organiser. Mais il faut être aussi humbles. Nous avions poussé certains pays en réaction de la crise économique et financière de 2010, à faire des économies sur ces sujets. Et donc, on doit tous aussi réfléchir à ce qu’on a fait. Parce que c’est facile de tirer les
conséquences de court terme de ce qu’on est en train de faire. Mais si l’Espagne et l’Italie, on eut des économies sur leur éducation et leur santé, qui leur a demandé ? Tous les autres, en disant « On vous aide au moment de la crise financière, vous devez faire des efforts, vous dépensez trop d’argent. »
FT: Il y a eu un manque de solidarité au début avec les équipements sanitaires, mais maintenant, c’est la question d’être solidaire sur le point de vue économique et financier qui n’est pas là, pas au niveau où les Français voudraient l’avoir, c’est-à-dire avec un fond d’investissement pour une relance économique qui pourrait être financée par les dettes communes de toutes soit la zone Euro, soit par l’Union Européenne. Et ça n’existe pas pour le moment parce qu’il y a les Allemands et les Néerlandais qui sont contre.
EM : C’est le moment de vérité. D’abord, sur le plan sanitaire vous avez raison. Nous étions tous sous stress des matériaux qui ne sont pas produits chez nous. Et donc on a tous été… C’était très dur d’aider l’Italie quand le choc arrivait sur le plan des matériels parce qu’on en manquait tous. Alors on en a fait des gestes, nous on a livré plusieurs millions de masques aux Italiens. Nous on s’est engagé, moi je livrerai des respirateurs. Et donc on a eu la solidarité. Moi je m’enorgueillis que la France n’ai pas fermé sa frontière avec l’Italie. A aucun moment nous n’avons cédé à cela, ce que d’autres ont fait, je le regrette. Parce que je considère que d’abord ça ne sert à rien et on doit cette solidarité au peuple Italien. Mais au moment où le choc est arrivé d’abord en Lombardie puis dans le reste de l’Italie, c’était très dur d’avoir… Il aurait fallu le faire au fond à ce moment-là, mais même l’Italie n’a pas pu l’organiser comme ça, un transfert de patients vers d’autres régions qui étaient moins touchées.
Ce qu’on a d’ailleurs pu nous-même faire quand on a vu ça, du Grand-Est vers d’autres pays que j’ai pu remercier, le Luxembourg, la Suisse, l’Autriche, l’Allemagne. Et donc ensuite on s’est amélioré sur la solidarité Européenne, je ne veux pas non plus quand même condamner. En première intention on
a eu un repli national, trop de pays ont fermés leurs frontières et n’ont géré que de manière nationale. Ensuite il y a quand même eu une solidarité sur le transfert de patient. La France en a bénéficié. Maintenant on est au moment de vérité sur l’économique et le financier. Mais il est indispensable. Parce que nous sommes à un moment, il faut être clair, comme je l’ai dit plusieurs fois, le choc qu’on vit n’est pas un choc asymétrique lié à la responsabilité d’un tel ou d’un tel. C’est un choc asymétrique, c’est une épidémie qui touche tout le monde. Je dirai même qu’on a des externalités négatives de l’Italie et de l’Espagne parce qu’on apprend de ce qu’ils ont fait. Ça se paye combien ? Ça vaut combien ? Ca vaut combien pour l’Allemagne, la Finlande, la France, le fait que le Lombardie ait été touchée plusieurs semaines avant et qu’on ait appris qu’ils se fermaient parce qu’ils ont été touchés ? Ça vaut quelque chose.
Mais derrière ça, c’est le fonctionnement même de l’Europe et de la zone Euro. Aujourd’hui nous fonctionnons en Zone Euro et en Union Européenne sans respecter nos traités. Parce que nos traités ils interdisent les aides d’Etats. Et aujourd’hui le système il fonctionne au fond comme s’il y avait des aides d’Etats. Parce que nous sommes tous en train d’apporter des garanties à nos entreprises. Ces garanties elles sont fondées sur la
signature souveraine, massive. Est-ce qu’aujourd’hui, la Grèce et l’Espagne peuvent apporter une garantie d’Etats qui est la même que l’Allemagne ou les Pays-Bas ? Non. Distorsion, ce n’est pas permis par les traités normalement cette affaire. Mais intellectuellement c’est vrai ce que je suis en train de dire. On ne le présente jamais comme tel, mais c’est la vérité. Et donc, je mettrai la France du côté de l’Allemagne. … Je peux apporter des garanties à mes entreprises, ce que je fais. La Grèce ne peut pas le faire autant. L’Espagne et l’Italie ne peuvent pas le faire autant, ce n’est pas juste. C’est une distorsion. Donc déjà aujourd’hui j’ai un problème.
Deuxièmement demain, le choc qu’on est en train de vivre, est-ce que vous pensez très sincèrement qu’elles pourront l’absorber compte-tenu de la situation de départ ? Non. Et donc on a besoin de transferts financiers et de solidarité, ne serait-ce que pour l’Europe, pour que l’Europe tienne. Et les pays qui aujourd’hui d’ailleurs ont plutôt une solidité financière sont les pays quand on regarde, les effets macro-économiques, du fonctionnement de la zone euro et l’Union européenne, qui sont les bénéficiaires nets de de cela. On ne fait jamais ce calcul. Mais il est fait par l’OCDE et par la Commission. Je vous renvoie au graphe qu’a fait la Commission. Ce sont des pays qui sont bénéficiaires nets de très loin de la zone Euro et du marché unique. On ne peut pas avoir un marché unique où on sacrifie certains. Et donc nous sommes au moment de vérité où il n’est plus possible d’avoir, je ne parle pas du passé, mais un financement des dépenses que nous sommes en train d’engager dans le cadre de la lutte contre le COVID-19, et que nous aurons à engager dans la relance, qui ne soit pas mutualisée. Parce que nous sommes devant une vraie politique de relance. Nous allons devoir faire une relance. Qu’est-ce qu’on fait au fond tous ? Pour dire les mots dans des termes que les lecteurs du FT apprécieront. Nous avons nationalisé les salaires et le P&L d’à peu près toutes nos entreprises. C’est ça que nous avons fait.
Toutes les économies, y compris les plus libérales, font ça. C’est contre tous les dogmes mais c’est ça. Le chômage partiel c’est la nationalisation des salaires. Pour pas que ça s’arrête et pour pas qu’on laisse s’évaporer les compétences. Tous les plans de garanties fait ou d‘aide, le fond de 50 milliards allemand, ou le fond de 20 milliards français pour les commerçants et autre, ça s’appelle une nationalisation des comptes d’exploitation des commerçants et des entrepreneurs. C’est ce qu’on fait. Donc ça c’est pour éviter l’évaporation, l’effondrement. Derrière on aura un plan de sortie, et sans doute un plan de relance qui doit d’ailleurs être cohérent avec ce que je disais tout à l’heure, sur le plan écologique et sanitaire. Ça, c’est impossible de le laisser au niveau national. Impossible, parce que c’est pas soutenable.
FT: Mais les Néerlandais et les Allemands ne sont pas prêts à faire…
EM: Mais je pense qu’ils évoluent. Moi j’ai un dialogue permanent avec Angela Merkel et Mark Rutte. Je pense qu’ils tiennent beaucoup à la notion d’aléa moral et je comprends. Ils disent que certains pays ont fait des efforts, d’autres non, on ne peut pas les traiter pareil. Je ne suis pas en train de dire qu’il faut supprimer toutes les dettes du passé. Je dis juste que si aujourd’hui on veut avoir une aventure commune, il faut avancer. Et à chaque fois qu’on a été dans ces moments-là dans l’histoire, quand on a dit, les gens qui ont fautés doivent payer, il y a cent ans on a fait cette erreur. Il y a cent ans, quand la France au sorti de la Première Guerre Mondiale a dit « l’Allemagne paiera ». Erreur colossale, funeste, aujourd’hui ça a alimenté le populisme en Allemagne, la haine du reste de l’Europe, et quinze ans plus tard c’est arrivé au pire. C’est l’erreur qu’on n’a pas faite au sortir de la Deuxième Guerre Mondiale, on a dit « Il y a des dettes, Plan Marshall. » Plan Marshall, tout le monde en parle encore aujourd’hui, puisque c’est ce qu’on appelle aujourd’hui l’hélicoptère monnaie, en disant « on oublie le passé, on doit repartir, on a un goût de l’avenir. »
FT : Mais est-ce que c’est ce qui est en train de se faire avec l’Italie ?
EM : Mais je vais vous le dire sincèrement, il n’y a pas le choix. La question c’est la dislocation de l’aventure européenne ou avancer, il n’y a pas le choix. Alors appelez-le comme vous voulez, fond monétaire etc… Moi, je ne suis pas fétichiste sur le véhicule, ça peut même s’appeler « budget européen », « perspective financière pluriannuelle », des MFF. C’est ça, c’est la capacité à émettre de la dette commune avec une garantie commune, financer des dépenses faites dans certains états. Et ce financement il ne pourra pas se faire selon votre niveau de PIB ou ce que vous aurez mis; il se
fera en fonction des besoins, parce qu’on a décidé d’avoir une aventure commune.
Si, à ce moment-là de nos histoires, on ne le fait pas, il n’y aura plus d’aventure commune. Parce que si on ne sait pas faire ça aujourd’hui, je vous le dis, les populistes gagneront. Aujourd’hui, demain, après-demain. En Italie, en Espagne peut-être en France et ailleurs. Et dans les pays qui le refuse encore aujourd’hui.
C’est évident parce qu’ils diront: « Qu’est-ce que c’est que cette aventure que vous proposez? Ces gens-là ne vous protégerons pas quand vous êtes en crise, ils ne vous protègent pas le lendemain, ils n’ont aucune solidarité avec vous. Lorsque vous avez les migrants qui arrivent chez vous, ils vous proposent de les garder. Lorsque vous avez une épidémie qui arrive chez vous, ils vous proposent de la gérer. Ils sont sympathiques au fond. Ils sont pour l’Europe quand il s’agit d’exporter vers chez vous les biens qu’ils produisent. Ils sont pour l’Europe quand il s’agit d’avoir votre main-d’œuvre, marchés et produire les équipements de voiture qu’on ne produit plus dans notre pays. Mais ils ne sont pas pour l’Europe quand il faudra mutualiser. Ça n’existe pas. C’est ça la réalité. »
Donc nous sommes à un moment de vérité qui consiste à savoir si l’Union Européenne est un projet politique ou un projet de marché uniquement. Moi je pense que c’est un projet politique. Quand c’est un projet politique, d’abord l’humain est au premier chef et il y a des notions de solidarité qui se jouent. Et y compris ensuite. L’économie en procède, n’oublions jamais que l’économie est une science morale.
Mais quand tout explose, votre P&L il explose avec, c’est ce qu’on est en train de vivre. Et donc les bénéficiaires nets du marché unique ou de la zone Euro, ne seront plus bénéficiaires nets le jour où il n’ay aura plus marché unique ou de zone Euro. Donc de toute façon, on doit aller vers cette solution. On a des premières réponses qui ont été apportées et qui sont bonnes. La commission qui finance 100 milliards de chômage partiel, mécanismes sûrs, les mécanismes BEI où on a mis plus d’argent qui vont permettre d’accompagner les entreprises et nos grands projets. Le MES avec ce mécanisme de cette première utilisation. Mais la magnitude de la crise et son caractère incomparable font qu’on doit de toutes façons aller vers une nouvelle logique. Et cette logique, encore une fois, moi peu importe le véhicule, la gouvernance. Je pense qu’on a une commission européenne qui sert plutôt à gérer nos affaires en commun. Mais c’est de dire : « on se met ensembles et on garantit collectivement la possibilité d’aller chercher de l’argent pour financer les dépense qui sont liées à cette sortie de crise ».
FT: Et si on n’y va pas, y a t-il un vrai risque de l’effondrement de la zone Euro?
EM: Oui, il faut être clair, et de l’Europe et de l’idée européenne. Je ne sais pas par quoi ça commencera, mais c’est évident.
FT: Mais vous êtes optimiste? vous pensez que Rutte et Merkel, leurs opinions sont en train d’évoluer un peu ?
EM: Je pense que tout le monde est en train, j’espère, de comprendre, la magnitude de ce que nous sommes en train de vivre. Nous sommes au milieu de cette crise et, je le disais, cette crise touche l’humanité toute entière. Elle fait faire à l’humanité des choses qu’elle n’aurait jamais pensée possible de faire. Mettre une économie à l’arrêt, réduire les relations sociales, enfin ce qui nous fait homme, ce qui nous fait en société. Donc nous sommes en train de vivre dans ce qui était il y a six mois, l’impensable. Penser qu’on en sortira ou qu’on trouvera les solutions avec nos habitudes passées, je pense que c’est une distorsion cognitive.
Je ne sais pas dire comment terminera cette crise sur le plan sanitaire. Je le dis avec beaucoup d’humilité, ni quand elle terminera et quelles seront ses conséquences y compris psychologiques sur notre pays. Et anthropologique. Comment allons-nous sortir de cela dans le rapport à l’autre, dans le rapport à la société, dans le rapport au monde ? Est-ce que ce nomade qu’était devenu l’être humain du XIXème siècle, imaginez … vous avez un milliard et demi de personnes qui voyagent chaque année. L’humanité n’avait jamais produit ça. On était dans une humanité où il y avait une diffusion permanente de l’information partout. Où un milliard et demi d’habitant au moins, étaient en train de circuler en permanence et où tout s’échangeait. Et d’un seul d’un coup vous entrez dans une humanité où on fragmente, où ce qui ne valait rien et qui était produit au milliard, n’arrive plus chez vous. Où ce que vous pensiez ne rien valoir, deviens rare et doit être reproduit sur votre sol et où on dit aux gens, « Ne vous déplacez même plus pour aller— comme dirait l’autre — pour aller de l’autre côté de la rue. »
C’est un changement profond, donc on va en sortir différent, et il faut regarder ça avec beaucoup d’humilité, mais a fortiori pour ce qu’on sait d’un peu près sûr, on n’a pas besoin d’attendre, d’avoir eu tous les changements pour apporter les bonnes réponses. Donc moi je n’ai pas envie d’ajouter à ce véritable choc qu’on est en train de vivre, au post-trauma qu’on aura à vivre, et au changement anthropologique qui seront les nôtres, d’ajouter une espèce de retard à l’allumage pour des évènement à peu près certains.
FT: Vous avez parlé dans votre discours de la nécessité de rebâtir une indépendance agricole, sanitaire, industrielle, technologique. Est-ce que ça ce n’est pas plutôt une réaction nationaliste, antimondialiste?
EM: Je l’ai toujours dit, moi je ne suis pas … je ne crois pas à l’absence de souveraineté. Parce que à un moment donné, la souveraineté c’est quoi ? C’est l’idée que le peuple, parce qu’il vit, n’est pas qu’un consommateur ou qu’un producteur, il est citoyen, et il veut pouvoir maitriser ses choix. Et c’est vrai de tous les pays du monde. Et le principe de souveraineté, il fonde nos équilibres, et d’ailleurs on le revoit au moment de ces chocs, comme une épidémie. Quand vous avez peur vous ne vous retournez pas vers
Amazon, Google, la mondialisation, vous ne vous ne tournez pas vers le Secrétaire Général des Nations Unies, la Commission Européenne etc… Vous vous retournez vers votre pays. Moi je pense qu’il faut coopérer, mais vous vous retournez vers votre pays. Vous retrouvez ce que c’est que la souveraineté, c’est le Léviathan qui nous protège. Donc c’est ça un pays de la souverainete, Mais en même temps le peuple ainsi protégé, veut décider de son destin. La mondialisation ouvre et conduit à coopérer mais elle n’abolit pas cela et heureusement. Parce que sinon elle tue l’idée d’une démocratie.
FT: Mais là vous parlez plutôt de la nécessité de fabriquer les choses en Europe même.
EM: J’y viens, mais ce que je dis c’est que, on a opéré, on a concilié pendant des siècles (ça commence au XVIIIème siècle). Cette notion de souveraineté politique et de libéralisme politique avec un libéralisme économique, cette théorie de l’avantage comparatif qui fait que (le commerce mondial c’est d’ailleurs fait sur cette base), donc je produis chez moi mais si il y a des choses qui sont produites mieux par un autre, et bien j’échange et il y a un gain pour l’autre et pour moi parce qu’il on a une avantage comparatif pour chacun sur ce qu’on produit.
C’est comme ça que la spécialisation de nos économies s’est fait et que cette spécialisation avec le libre commerce a permis d’enrichir le monde, de faire circuler les liens, et a permis cette phase inédite de la mondialisation, qu’on vit avec des heurts, et des périodes heureuses ou malheureuses depuis le XVIIIème siècle. C’est ça cette période longue qu’on vit. D’ouverture, de circulation du monde, d’expansion etc… Cette mondialisation elle a été réinventée au XXème siècle, début du XXème siècle, mais elle a des vrais résultats si je prends les 60 dernières années. Elle a permis de réduire les conflictualités, elle a permis de sortir selon les chiffres environ 700 millions de personnes de la grande pauvreté. Formidable !
Simplement, elle s’est extraordinairement accélérée ces dernières années. Elle s’est doublée d’une financiarisation et d’une numérisation, ce qui fait que cette mondialisation du porte-conteneur qui s’était accéléré et avait accéléré le commerce mondial des années 60 aux années 90 est devenu la mondialisation de la finance et du numérique depuis les années 2000 et elle, on voit bien qu’elle est en surchauffe, elle a un problème cette mondialisation. Parce qu’elle a eu déjà plusieurs soubresauts.
Pourquoi ? Parce qu’elle a à mes yeux deux grands problèmes: c’est qu’elle crée des inégalités dans les pays développés, et elle s’est doublée d’une émergence, d’un jeu de puissance qui redécouvre la grammaire de la souveraineté. C’est ça les deux phénomènes qu’on a vécu ces deux dernières années. Et ces deux phénomènes changent profondément la soutenabilité de cette mondialisation. Le premier, c’est l’inégalité dans nos sociétés. Ce qui commençait à ne pas être compris, les délocalisations, deviennent insoutenables. Elles conduisent au Brexit, à l’émergence de leaders chez nous, et à un doute sur mondialisation parce que les classes moyennes et travailleuses disent, « Je ne me retrouve pas dans cette mondialisation. J’en suis le sacrifié. » Et au fond pendant très longtemps, si je schématise, le citoyen consommateur disait « C’est formidable, j’achète moins cher » et à un moment le citoyen-consommateur est aussi travailleur et dit « Quand même cette mondialisation, je peux acheter moins cher mais je n’ai plus de travail, parce qu’il n’y a plus de place pour moi dans cette société, c’est une société de super-talents et moi ce que je sais faire ça n’a plus de valeur. » Vous avez un problème. Et c’est vrai.
Et donc on est arrivé à mon avis à un point limite de cette spécialisation, de cette théorie de l’avantage comparatif. Et le niveau d’inégalités dans nos sociétés, et je le dis, dans un pays où on les corrige beaucoup ex-post par la fiscalité et les aides sociales. La France est un pays où dans le dialogue politique et les phénomènes sociaux, on réagit très fortement aux inégalités. Quand je regarde les chiffres, l’indice Gini ou autre, on est un des pays les moins inégalitaires. Le problème de la France c’est plutôt un problème de construction des inégalités, c’est pour ça que c’est par l’éducation et le social qu’il faut le corriger, mais c’est la formation des inégalités. Ex-post après redistribution on est un des pays les moins inégalitaires d’Europe.
FT: Après, les impôts ?
EM: Après les impôts oui. C’est une réalité. Mais nous avons ce problème d’inégalité dans nos démocraties qui rend cette mondialisation insoutenable. Et ça je le dis parce que ça fragilise les choses parce que nos démocraties étaient sur un triptyque — progrès pour les classes moyennes, liberté individuelle, démocratie. Et économie sociale de marché. C’est à peu près ça les bases. C’est en train de s’éroder parce que quand vous n’avez plus de progrès pour les classes moyennes, les classes moyennes n’adhèrent plus à la chose et donc, sois elles disent « Il faut fermer », ou sois elles disent, « il faut renoncer à la démocratie et à aller vers quelque chose de plus autoritaire qui nous protège mieux ». C’est ce qu’on vit dans toutes les démocraties occidentales, les tensions sur ces autres points.
Et de l’autre côté vous avez l’émergence de puissance qui redécouvre la grammaire de la souveraineté. La Chine, elle sait ce que c’est que la souveraineté. Quand elle produit des composantes technologies, même quand elle produit maintenant des masques, elle sait ce que c’est la souveraineté. Les Etats-Unis savent ce qu’est la souveraineté quand ils produisent un Cloud, quand les GAFAM produisent des normes, quand les normes ITAR donnent telle ou telle règle. Et donc il y a une grammaire de la souveraineté qui revient et qui d’ailleurs est imposée un peu par ce G2. Qui fait que j’avais pu dire il y a quelques mois que l’Europe doit retrouver le fil de sa souveraineté sinon elle aura à choisir entre les Etats-Unis et la Chine, je ne pensais pas que ça arriverait aussi vite par le sanitaire. Je le voyais plus arriver par le technologique et le militaire. Mais ça veut dire que ces deux phénomènes vous montrent bien que l’idée d’un monde liquide où tout se vaut, peut être produit partout, s’échange de manière neutre, n’est plus vrai.
D’abord, face au choc écologique ou sanitaire, vous pouvez avoir des effets de rareté parce que tout le monde demande la même chose au même moment. Et ce qu’on vit là avec une épidémie, on peut le vivre s’il y a un phénomène de canicule brutale qui s’abat sur l’Europe demain vous savez. On pense que par exemple un climatiseur ça ne vaut rien aujourd’hui. Demain, je spécule, demain vous avez un choc massif de canicule dans toute l’Europe, vous verrez la razzia sur les climatiseurs, et vous verrez que ceux qui aujourd’hui les produisent en Inde pensent que ça ne vaut rien, ça deviendra la denrée la plus prisée de la mondialisation.
Donc on a, nous, besoin de retrouver ça. Et moi je pense qu’on a besoin dans notre mondialisation de retrouver d’abord les termes soutenables des inégalités. Un monde égalitaire est impossible. Parce qu’il y a des inégalités de talents, elles doivent pouvoir se faire et elles doivent ensuite être corrigées pour être soutenable dans une société. Mais on voit bien aujourd’hui que le niveau des inégalités rend les sociétés dans une tension qui est insoutenable sur le plan démocratique. Je pense que c’est très dangereux si on menace la démocratie par ce niveau d’inégalité et donc nous avons cette réflexion à avoir. Et donc on doit calmer la mondialisation ou en tous cas la repenser par rapport à ça. Et le phénomène de souveraineté que j’évoquais doit nous ramener en effet à relocaliser au niveau nationale ou régional, les termes de votre souveraineté.
Donc regardez, ce qu’il faut faire c’est dire, sur le plan militaire, sanitaire, technologique, écologique, climatique et autre, « qu’est-ce que je dois relocaliser, soit dans mon pays, soit dans ma région pour pouvoir coopérer avec d’autres mais ne pas dépendre totalement de ces derniers ? ». Parce que quand je dépends totalement je n’ai plus les termes qui permettent de vivre politiquement. Et ce que je suis en train de décrire à mes yeux en plus, est extraordinairement cohérent avec le troisième grand changement qui pèse sur la mondialisation. J’ai parlé des inégalités, j’ai parlé du retour de la souveraineté et de la grammaire de la souveraineté chez les deux grandes puissances mondiales et chez plusieurs autres. Il y a les puissances régionales qui aussi retrouvent cette grammaire. Le troisième grand phénomène c’est le phénomène climatique. Et le phénomène climatique qu’il s’agisse de l’émission de CO2 ou de la biodiversité, vous impose de repenser cela.
Vous voyez combien la réponse aux inégalités comme la réponse à la souveraineté est cohérente avec la réponse climatique. Elle passe aussi par, quelque part, une coopération choisie d’interdépendance mais où on accepte aussi de re-fragmenter les choses de manière choisie, pas conflictuelles, pour réduire les émissions, de repenser différemment notre logistique, pour éviter de faire venir un composant de l’autre bout du monde parce qu’on va le reproduire chez nous parce que son bilan carbone sera meilleur. Et de penser la production dans des équilibres d’émission de CO2 et de biodiversité et donc de préservation de nos écosystèmes. C’est ça à mon avis ce vers quoi on va.
FT: Mais donc vous ne craignez pas que le virus et la crise influencere négativement l’agenda pour sauver le climat et réduire les émissions de CO2?
EM: Ecoutez je ne le crois pas parce que je pense très profondément que ces phénomènes sont liés. C’est-à-dire que, au fond ce que l’humanité est en train de vivre avec le COVID-19, c’est la peur pour elle-même. Elle retrouve la valeur de l’humain, et elle a peur pour elle-même. Et elle dit, et nous sommes en train de découvrir collectivement, que personne n’hésite à faire des choix très brutaux, très profonds quand il s’agit de préserver des vies. Et bien il en est de même du risque climatique. Et je le dis avec beaucoup de foi, pour beaucoup de pays développés, c’était pareil. Vous savez les grandes pandémies avec des syndromes de détresse respiratoire
aigues de l’adulte comme celle que nous sommes en train de vivre, elles paraissaient très loin. Parce qu’elles s’arrêtaient à l’Asie. Le risque climatique parait très loin parce qu’il touche l’Afrique et l’Océanie. Quand ça vous arrive, réveil. Je dis à tous les pays développés n’attendez pas le réveil climatique pour vivre ce qu’on est en train de vivre sur le plan sanitaire.
Nous sommes en train de faire l’expérience de notre vulnérabilité. Donc on doit accélérer, y compris moi-même. Je porte ce sujet mais je pense qu’on doit beaucoup plus profondément changer notre modèle pour avoir ce que j’ai appelé cette résilience, c’est-à-dire la capacité à dire comment on prévient un risque de forte canicule, une détérioration de la qualité de l’air, un bouleversement de notre biodiversité, qui va changer nos vies. Et donc je pense que ce qu’on est en train de vivre, et ce sera pour moi, le choc anthropologique qu’on vit, c’est ça. C’est de dire, quand l’humain est en jeu, ce qu’on pense impensable advient. Et donc c’est ça qu’on doit réussir dans notre organisation nationale, régionale et internationale, à prendre en compte, à pleinement modéliser, si je puis m’exprimer ainsi, et à en tirer les conséquences. Et donc je pense au contraire que l’agenda climatique doit revenir au premier plan, parce qu’il est jumeau de l’agenda sanitaire. Pour moi il y a l’agenda éducatif, sanitaire et climatique et je mets l’éducatif avec parce que l’éducatif c’est ce qui permet d’adhérer à cette stratégie, vous ne réussissez pas une stratégie militaire ou climatique si les gens n’y adhèrent pas. Si les gens ne la comprennent pas, si les gens ne sont pas éduqués. Et vous ne réussissez par à le faire en continuant à faire avancer l’homme libre au sens générique si vous n’éduquez pas. Et donc pour moi c’est vraiment ce triptyque, je crois très profondément à l’avènement d’un nouveau multilatéralisme fondé sur ce triptyque : éducation, santé, climat. Et ce sont les trois valeurs fondamentales et la paix en découlera, et s’il n’y a pas éducation, santé, climat, il n’y a pas de paix.
FT: Il n’y a pas un risque, surtout avec l’influence des sociétés pétrolières, on va dire qu’il faut mettre tout ça de côté parce que il y a l’urgence de faire relancer l’économie. Il y a déjà des gens qui disent qu’il ne fait pas se soumettre à des régulations nouvelles parce que c’est trop compliqué
EM: Vous allez voir qu’on vit collectivement, en tous cas moi je mettrai toute mon énergie pour le faire, au retour des justes régulations. La crise pétrolière a commencé avant le COVID si on est honnête, par d’ailleurs des jeux géopolitiques, Russie, Arabie Saoudite, face aux coûts de production américains. Donc ne mettez pas la crise pétrolière sur le dos du COVID. Elle a commencé avant, le COVID l’aggrave, parce qu’il y crée évidemment une chute mondiale de la demande.
Mais je pense que l’erreur funeste serait de sortir de la crise en cherchant au fond à retrouver un « new normal » si vous voyez ce que je veux dire. On doit réinventer, y compris parce que je ressens ça très profondément. Nos peuples ont besoin de réinventer quelque chose, et on doit leur laisser la possibilité de le faire. Sinon, ils choisiront ceux qui ont condamnés l’ancien normal qui les a conduits à ce sinistre. Donc on a une opportunité, anthropologique, politique, géopolitique profonde, il faut la saisir et c’est ça qui doit nous permettre justement d’adresser ce sujet climatique que vous évoquiez, donc moi je ne pense pas du tout. Et je vais vous dire de manière beaucoup plus simple pourquoi je ne crois pas à ça. Parce que je le disais, les deux sont liés, mais au fond, je vais parler de manière très simplement, je crois qu’on ressent tous ça. On a peur de quoi, quand on attrape le COVID ? On a peur d’étouffer. Les gens qui ont le COVID vont vous le dire :
« Je ne me sens pas très bien, je perds mon goût », et le premier jour, même quand ce n’est pas grave, mais ils ont peur que d’une chose, c’est ça d’ailleurs qui a un côté inavouable qui peut créer de la panique, qui fait que les gens vont jusqu’à accepter de rester chez eux, ils ont évidemment peur de mourir, on retrouve la peur de la mort qui avait quelque part quitté nos sociétés parce qu’on pensait qu’on arriverait tels des Prométhées on pensait qu’on était libérés de tout. Mais là on a peur d’étouffer, et je crois que cette phobie, personne ne le dit en ces termes, mais elle est quand même là parce que c’est que qu’il y a derrière. La peur d’étouffer c’est la peur de mal respirer. On sortira de cette crise, les gens ne supporteront plus de respirer un air pollué.
Vous allez voir, ce qui était déjà en train de monter dans nos sociétés, les gens vont sortir et ils diront : « Je ne veux plus respirer cet air-là. Je ne suis plus d’accord de faire des choix de sociétés où je vais respirer cet air-là, où mon petit bébé va avoir la bronchiolite parce que cet air-là, parce que ce choix de société fait ça. Et vous avez accepté tout arrêté pour ce COVID mais vous êtes en train de me faire mal respirer. »
Je crois très profondément à ça vous savez, les gens ils ont du bon sens. Ce que je dis est assez vrai, et donc le caractère insupportable de l’air pollué où on était tous en train de se débattre en disant « C’est très dur. On ne peut pas arrêter tous les camions et tous les décideurs du monde face à ce dilemme, on ne peut pas arrêter ça ». Et là on va devoir dire, « Pardon mais les gens ont peur d’étouffer et il n’y a rien qui justifie ça. » Et je le dis en termes très simple si vous voulez mais pour vous expliquer que ces deux peurs sont jumelles. Et qu’à la fin nous sommes des femmes et des hommes qui vivons en société et qui demandent au gouvernement d’organiser des règles et donc il va falloir trouver des règles pour que les gens aient une meilleure qualité de l’air. C’est ça l’écologie. Et de la même manière, les gens ils vont vouloir avoir des équilibres de vie dans lesquelles … et je crois très profondément que ceux qui pensent que l’agenda écologique était pour hier se trompent. Il reviendra au premier plan avec le sanitaire et l‘éducatif.
FT : Tout le monde parle d’ « Exit Strategy », de sortir de crise, tous les gouvernements sont sous pression d’établir une sortie. Est-ce que vous pensez qu’il y a un nombre maximum de mois, par exemple deux, trois mois avant d’avoir un effondrement economique?
EM: Je ne sais pas, je dois pouvoir vous dire « Je ne sais pas. ». Nous sommes aujourd’hui, nous avons pris le premier choc. On a décidé tous, la moitié de l’humanité était dans ce lockdown, on a décidé tous quelque chose qu’on pensait impossible, infaisable.
Et donc là on est en train d’essayer de voir comment on sort de ce lockdown qui n’est pas un « exit-stratégie » qui est une sortie de la première phase. Moi j’ai fixé ce cap du 11 mai pour une première étape. Et je crois très profondément que ce qu’il faut réussir à faire c’est d’organiser les choses pour que, au fond, la pression qu’on met sur toute la société puisse devenir une organisation différente de la société avec des tests, une mise en quarantaine des gens qui sont contaminés, un traitement dès qu’on le peut et une société qui par ailleurs reprend une vie avec des précautions que sont les gestes barrières.
Et ça ce sera vrai aussi longtemps que nous n’avons ni traitements, ni vaccins, ni immunité collective. Et ça c’est la phase dans laquelle je pense qu’on va entrer les uns et les autres dans les prochaines semaines. Il y a une incertitude. Est-ce qu’il y aura un deuxième pic ? Je ne sais pas le dire aujourd’hui, personne ne sait le dire. Les sociétés asiatiques sont en train de le revivre par réimportation. Ce que je sais dire c’est que dans cette deuxième phase vers laquelle, plus ou moins, nous nous orientons les uns et les autres, il y aura une fragmentation de la mondialisation parce qu’on aura tous peur de réimporter d’autres régions et donc les régions se coordonneront d’un point de vue sanitaire entre elles, mais se fermeront plutôt aux autres régions pour éviter le déphasage et la réimportation.
Ensuite, vous avez plusieurs options qui dépendent de ce que ce virus va devenir. Soit on trouve un vaccin dans les prochains mois, et ça c’est une initiative très forte que je veux pousser avec quelques autres.on doit mettre beaucoup d’argent pour justement avec GAVI et l’OMS, réussir à mener de front… Qu’est-ce qu’on veut faire de totalement neuf, c’est de dire, on doit mener de front plusieurs essais pour les vaccins et on doit préparer le manufacturing sur tous ces vaccins, et donc accepter de bruler de l’argent y compris sur des choses qui ne vont pas marcher. Pour aller plus vite. Pour que dès qu’on a une voie possible, tout de suite, on puisse commencer à manufacturer pour aller vite, donner les vaccins. Et dans le même temps réussir à donner à tous les pays du monde l’accès à ces vaccins, y compris les pays les moins développés. Ça c’est la stratégie qu’on poursuit.
FT: Est-ce qu’il y a assez de coordination ?
EM: C’est celle que j’essaye de pousser au G20. L’OMS évidemment a un rôle clé. Plusieurs fondations comme la Gates ont un rôle important. Moi j’ai parlé de la fondation Gates, à Bill Gates, il y a deux jours. J’en ai parlé au G20, je compte en parler au G7. Moi ce que je voudrais qu’on réussisse à faire c’est que, au fond, qu’on arrive à innover et à mettre tous ces tuyaux d’orgue ensemble, en disant, « On se met en mode projet, CPI, Gavi, OMS, on crée une petite équipe, backée par le G7, on met tout l’argent qu’il faut et on y va. » Et donc ça c’est dans les stratégies de sorties. Et donc pour finir, il y a cette deuxième phase dans laquelle on rentre qui est de dire : « on va fragmenter ».
Et ensuite dans cette deuxième phase, on a plusieurs options. 1. On trouve un vaccin avec la méthode que je viens d’évoquer et on s’en sort. Il y a une deuxième option qui est : on trouve un traitement. Et donc là on arrive à isoler, à traiter et il y a un retour à la normale. Il y a une troisième option, parce qu’il faut toujours avoir la même humilité sur ce que l’on ne connait pas, c’est comment se comporte cette bête ? Personne ne sait le dire. Est-ce que le COVID-19 s’en va quand l’été arrive ? Je ne sais pas le dire, il y en a qui disent oui, d’autres qui disent non, mais franchement on ne sait pas le dire. Pourquoi la grippe chaque année s’en va quand le printemps revient ? Elle revient l’année d’après, donc moi je ne sais pas le dire, personne ne sait le dire la vérité. Donc peut-être que, il va nous laisser tranquille quelques mois et revenir et donc il va falloir organiser la société. Et donc on a beaucoup trop d’incertitude, c’est trop tôt pour parler d’ « exit-stratégie ». On est dans une stratégie phase 1, phase 2. Ce qui est sûr c’est qu’on se bat tous pour essayer d’obtenir le traitement, on va tous mettre le paquet sur la stratégie vaccin et c’est cette initiative mondiale que moi je souhaite pouvoir porter en G7 pour mettre beaucoup d’argent et beaucoup de pression.
FT: Est-ce que vous avez jamais imaginé que vous seriez dans une situation ou vous devriez gérer une crise pareille ? Et qu’est-ce qu’elle change en vous mais aussi dans la façon d’être président?
EM: Ecoutez, d’abord
, j’ai des convictions profondes sur ce qu’est mon pays, ce qu’est notre Europe, ce qu’est le cours du monde idéal à mes yeux, qui est fait de libertés, de coopération, d’entre-aide, d’amitié entre les peuples, au sens profond du terme. Et après je crois que notre génération doit savoir que la bête de l’évènement est là et elle arrive, qu’il s’agisse du terrorisme, de cette grande pandémie ou d’autres chocs. Il faut la combattre quand elle arrive avec ce qu’elle a de profondément inattendu, implacable. Il faut le faire en restant conforme à ces principes et ne rien céder et en étant, disponible à l’évènement et pour qu’advienne quelque chose de nouveau, c’est aussi ça.
Je ne lâcherai jamais la liberté, les principes démocratiques, et ce qui fonde notre peuple devant quoi que ça soit ou quelque ennemi que ça soit. Et en même temps je pense que ces moments-là sont ceux qui nous permettent aussi d’inventer, peut-être, quelque chose de nouveau pour notre humanité, ce qu’on a dessiné au travers de cette discussions c’est-à-dire, un équilibre nouveau dans l’interdépendance des femmes et des hommes pour penser ce qui est l’être au monde et qui est fait autour de l’éducation, de la santé et de l’environnement. Et donc je suis dans cet état d’esprit-là. Prêt à me battre et à essayer à la fois de porter ce en quoi je crois et d’avoir cette part de disponibilité pour essayer de comprendre ce qui paraissait impensable. Et il faut avoir cette part de disponibilité, y compris intellectuelle, je dirai personnelle aussi — sensible pour accepter l’évènement tel qu’il arrive et ne pas le mettre dans une catégorie tout de suite parce que je pense que nos peuples le vivent aussi très profondément et nous sommes tous en train de le vivre comme ça donc il faut accepter que ça nous change. Sans pouvoir tout dire sur ce que ça change en nous. Et donc c’est pour ça qu’il faut essayer d’avoir tout à la fois de l’humilité et de la détermination.
FT: La sortie, est-ce qu’elle est vraiment… Comment elle va pouvoir être faisable économiquement ? On va devoir dépenser beaucoup d’argent, s’endetter, avoir des déficits qu’on n’a pas vu depuis la deuxième guerre mondiale. Comment ça va se dérouler du côté économique ? Qu’est-ce qui est possible et qu’est-ce qui n’est pas possible ? Est-ce que ça va changer totalement les sociétés ? On va devenir une société plutôt socialiste, on a déjà nationalisé la plupart des salariés.
EM: Je ne rentrerai pas dans ces catégories qui sont celles du XXème siècle. Pourquoi voulez-vous, alors que l’impensable advient, revenir à des catégories connues, qui datent d’un siècle et qui ont montrées leurs limites ? Nous avons à inventer de nouvelles catégories. Mais aussi vrai que le socialisme dans un seul pays ne fonctionnait pas, l’impensable dans tous les pays nous oblige à inventer. Aurions-nous seuls à entrer dans ces zones qui paraissaient impossible, nous serions bien mal en point. Nous entrons tous dans l’impensable. Et donc nous sommes tous confrontés à cette obligation profonde d’inventer quelque chose de nouveau, parce que c’est ce qu’il nous reste à faire.

